bloody mary

Le mythe de Bloody Mary est l'une des légendes urbaines les plus persistantes et les plus célèbres du folklore anglo-saxon. Il suffit d'un miroir, d'une pièce sombre et d'une incantation pour transformer un jeu d'enfant en une expérience terrifiante. Le rituel est simple : se tenir face à un miroir dans l'obscurité, idéalement à minuit, et prononcer son nom – généralement trois fois, mais parfois plus – pour invoquer une entité fantomatique, souvent dépeinte avec un visage ensanglanté, qui apparaîtrait dans le reflet pour nuire au participant.

 

Mais qui est réellement cette "Marie la Sanglante" ? Contrairement aux monstres de contes de fées, l'identité de Bloody Mary est une superposition complexe de figures historiques sombres, de légendes folkloriques ancestrales et de phénomènes psychologiques troublants. Retracer ses origines, c'est se plonger dans un voyage fascinant qui nous mène des salles de bains modernes aux tribunaux de l'Inquisition anglaise, en passant par les pratiques de divination de l'ère Victorienne.

Les Ancres Historiques : Marie Tudor, "Bloody Mary" la Reine

Marie Tudor

L'ancre historique la plus évidente, et celle qui a fourni le surnom macabre, est Marie Ire d'Angleterre (Marie Tudor), qui régna de 1553 à 1558.

La Fille d'Henri VIII et la Contre-Réforme

Fille du roi Henri VIII et de Catherine d'Aragon, Marie fut une fervente catholique. Son règne, qui succéda à celui de son demi-frère Édouard VI (protestant), fut marqué par une volonté farouche de restaurer le catholicisme en Angleterre, après le schisme initié par son père.

Le Surnom Sanglant

C'est cette détermination religieuse qui lui valut le surnom de "Bloody Mary". En quatre ans, elle fit exécuter par le bûcher près de 280 dissidents religieux protestants, y compris des figures ecclésiastiques de haut rang comme Thomas Cranmer. Ces exécutions brutales, visant à éradiquer l'hérésie, ont profondément choqué la population et l'ont rendue tristement célèbre dans les mémoires protestantes. Le surnom a été popularisé par les écrits de John Foxe, notamment dans son influent Livre des Martyrs (1563). Historiquement, cependant, rien ne relie directement cette reine au rituel d'invocation devant le miroir. La connexion réside uniquement dans le nom et l'image de la cruauté.

La Tragédie Personnelle et la Légende de l'Infanticide

Un autre élément du mythe trouve un écho tragique dans la vie de Marie Tudor : son désir ardent d'avoir un héritier, qui se solda par deux "grossesses fantômes" successives. Cette absence d'enfant, couplée à sa mort précoce, a pu être déformée par la tradition orale et se mêler aux récits de mères infanticides ou de femmes mortes en couches, qui sont des variantes courantes de la légende du fantôme.

L'Évolution Folklorique : Le Fantôme et le Miroir 

Si la reine Marie a donné le nom, les mécanismes du rituel proviennent de traditions beaucoup plus anciennes, centrées sur le miroir et la divination.

La Catoptromancie et la Divination

Le miroir, objet central du rituel, a toujours été perçu dans de nombreuses cultures comme un portail ou une surface de projection entre le monde des vivants et celui des esprits. Dans les folklores européens médiévaux et victoriens, la catoptromancie (divination par le miroir) était une pratique courante, en particulier pour les jeunes femmes.

  • Rituels de Mariage : À la Saint-Jean ou à Halloween, il était de coutume pour les jeunes filles de se tenir devant un miroir, dans une pièce sombre éclairée à la bougie, pour apercevoir dans leur reflet le visage de leur futur époux.
  • L'Ombre de la Mort : Si, au lieu du visage d'un prétendant, elles apercevaient un crâne ou le visage d'un spectre, cela était interprété comme un signe de leur mort prématurée ou d'une vie de malheur. L'élément de danger était donc déjà fortement ancré dans ce type de rituel.

Le Mythe de l'Infanticide et du Suicide

Au fil du temps, cette pratique divinatoire a fusionné avec des légendes plus sombres, créant le personnage du fantôme de Bloody Mary tel que nous le connaissons. Les versions varient considérablement, mais les plus répandues décrivent Bloody Mary comme :

  1. Une Mère Infanticide : Une femme qui aurait tué son enfant (ou ses enfants) et qui, rongée par la culpabilité ou exécutée pour son crime, hante désormais les miroirs. La variante qui exige de crier "J'ai tué ton bébé !" (I killed your baby!) est directement liée à cette version.
  2. Une Victime de la Mort en Couches : Une femme décédée tragiquement lors de l'accouchement ou enterrée vivante par erreur alors qu'elle était en vie. Son visage est ensanglanté par le traumatisme et elle cherche vengeance.

L'évolution du nom de "Mary" ou "Mary Worth" dans les légendes américaines, souvent sans lien direct avec la reine, atteste que le nom est devenu un simple conteneur pour toutes les figures féminines tragiques et vengeuses associées au miroir et à l'obscurité.

Le Phénomène Psychologique et Sociologique

Le mythe de Bloody Mary n'a pu traverser les siècles et les continents que parce qu'il touche à des ressorts psychologiques et sociaux fondamentaux, en particulier chez les adolescents.

L'Effet Troxler et les Illusions Perceptives

L'explication la plus rationnelle de l'apparition de Bloody Mary est l'effet Troxler (ou effet de fading de Troxler) :

  • Le Contexte du Rituel : Le rituel exige de fixer intensément son propre reflet, dans la pénombre, pendant une période prolongée. Le cerveau humain est conçu pour traiter les changements et les mouvements.
  • La Déformation du Visage : Lorsque l'on fixe un point fixe (ici, le centre de son propre visage), les stimuli périphériques commencent à s'estomper. Dans l'obscurité, le manque de contraste et les légers mouvements des bougies induisent des illusions optiques spectaculaires.
  • L'Autoscopie : Les études du psychologue italien Giovanni Caputo ont montré que dans ces conditions, après seulement quelques minutes, 66% des participants voient leur propre visage se déformer, prendre l'apparence d'un étranger, et même se transformer en monstre, en figure monstrueuse ou en visage d'un proche décédé. Ce que les participants voient est la construction de leur propre cerveau, alimentée par l'attente et l'effet visuel.

Le Rite de Passage et la Peur Contrôlée

Sociologiquement, le rituel de Bloody Mary fonctionne comme un rite de passage ou un jeu de courage typique de l'adolescence.

  • Défi et Transgression : Il offre une opportunité de défier l'autorité (par le jeu interdit), d'affronter la peur dans un cadre contrôlé (la salle de bain est un lieu familier et sûr), et de tester ses propres limites.
  • Cohésion Sociale : Pratiqué lors de soirées pyjama, le rituel renforce la cohésion de groupe. La peur partagée crée des liens, et l'histoire racontée (le memorate de l'expérience) permet d'affirmer son courage et sa maturité. L'échec du rituel n'est jamais la preuve de l'inexistence du fantôme, mais de l'incapacité du participant à être "assez effrayant" ou "assez sérieux".

Bloody Mary dans la Culture Pop 

L'accessibilité du rituel (un miroir, de l'obscurité, un nom) a assuré l'omniprésence du mythe dans la culture contemporaine.

Bloody Mary est une source inépuisable d'inspiration pour le cinéma d'horreur et la télévision, que ce soit à travers des références directes (Supernatural, American Horror Stories) ou des figures dérivées (Candyman). Ces adaptations modernes maintiennent la légende vivante, la recontextualisent et la propagent à de nouvelles générations.

 

Le mythe de Bloody Mary est bien plus qu'une simple histoire de fantôme. Il est un palimpseste de l'histoire, du folklore et de la psychologie humaine. Il tire sa force du souvenir sombre de Marie Tudor, des pratiques ancestrales de divination et de la fascination humaine pour la limite entre le réel et l'irréel, incarnée par le miroir.

Alors que les scientifiques expliquent l'apparition par des illusions d'optique, des générations d'adolescents continueront à se rassembler dans l'obscurité, à prononcer son nom, perpétuant cette légende qui, finalement, ne parle pas tant du fantôme que de notre propre besoin d'affronter, ensemble, la peur de l'inconnu.

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